Un•e chercheur•e•s qui ne gère sa/ses bibliographies hors d’un système structuré (@zotero, bdd, etc.) n’est pas un•e chercheur•e•s. Le pire étant Word, bien sur.
— Stéphane Pouyllau (@spouyllau) 3 mars 2018
La seconde a suivi la diffusion d’un billet de Marcello Vitali-Rosati @monserato professeur de Littérature, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les Écritures numériques, d’abord publié sur Conversation France, puis republié sur au moins deux autres blogs.
Les chercheurs en SHS savent-ils écrire ? https://t.co/wKr3eByZJH via @FR_Conversation – Un manifeste pour une écriture compétente en SHS – réactions et commentaires seront appréciés! cc @spouyllau @aurelberra @servanne_m @nicolasauret @ENumeriques @mesinatra
— monterosato (@monterosato) 12 mars 2018
Les réactions, plus ou moins amusées, de chercheurs et chercheuses de diverses spécialités de SHS ne se firent pas attendre :
ok, je me reconvertis dans la cuisine donc
— Claire Placial (@languesdefeu) 4 mars 2018
Nan mais sans dec, avant on avait les gars de sciences exactes venant nous expliquer que ce qu’on fait sert à rien, maintenant EN PLUS on a les professionnels des humanités numériques qui viennent nous dire qu’on ne sait pas faire notre métier.
— Xanax la guerrière (@kinkybambou) 13 mars 2018
J’ai lu. Je me suis énervé. Puis je suis reparti bosser sur mon docx, en vue d’un futur ouvrage de SHS papier. « Les chercheurs en SHS savent-ils écrire ? [Ou comment les convertir en scripteurs-ingénieurs interchangeables de signes.] » https://t.co/R0mfOUMZza via @FR_Conversation
— Arnaud Saint-Martin (@ArSaintMartin) 12 mars 2018
Il ne faut pas bien sûr tenter d’en faire dire plus aux deux prises de position initiales qui, au-delà de leur expression maladroite, visaient certainement plus à susciter des réactions et des discussions qu’autre chose… Mais ces échanges doivent néanmoins être pris au sérieux car ils sont tout à fait révélateurs. Ils me semblent en effet mettre en lumière le principal écueil qui guette celles et ceux qui, comme moi, considèrent que les SHS ont tout à gagner à négocier leur « tournant numérique », appelons-le « SSPQ » (syndrome de stress post-quantitativiste).
Vous n’êtes pas de vrai·e·s historien·ne·s si vous ne faites pas d’histoire quantitative !
Cette analogie n’est pas nouvelle, je l’avais exposé il y a maintenant 7 ans presque jour pour jour à la table ronde de la SHMC qui avait donné lieu à notre article avec Franziska : l’histoire numérique, et plus généralement les « humanités numériques », se trouvent à une croisée des chemins et nous gagnerions toutes et tous grandement à faire un peu d’histoire des sciences humaines pour ne pas tomber dans le même piège que l’histoire quantitative.
Cela n’est pas la seule explication mais la fétichisation dont le chiffre avait fini par faire l’objet en histoire dans les années 1960 à 1980 a participé de la durable mise à l’écart historiographique des approches quantitatives et du déclin de l’histoire économique en France.
Quelques formules permettent d’en prendre la mesure.
Commençons avec Jean Marczewski qui, en 1965, publia une Introduction à l’histoire quantitative chez Droz où il affirmait que l’histoire quantitative n’était pas autre chose qu’une :
« méthode d’histoire économique qui intègre tous les faits étudiés dans un système de comptes interdépendants et qui en tire des conclusions sous la forme d’agrégats quantitatifs déterminés, entièrement et uniquement, par les données du système » (Marczewski, 1965 : 15).
Il serait assez facile de faire de cette formule une déclaration marginale ne représentant rien de plus que le positionnement du « projet français d’histoire économique quantitative » ou, comme le désignait Denis Richet dès 1973, d’une « économétrie rétrospective« .
Or, un tel positionnement fut loin d’être marginal. Dès 1959, Adeline Daumard et François Furet évoquaient un accord « quasi unanime » autour de l’affirmation selon laquelle « scientifiquement parlant, il n’est d’histoire sociale que quantitative » (Daumard et Furet, 1959 : 676) tandis qu’en 1968, Emmanuel Le Roy Ladurie écrivait que « à la limite… il n’est histoire scientifique que du quantifiable. » (Le Roy Ladurie, 1973 : 22)
Quel fut le résultat de cette fétichisation ? Eh bien si vous êtes universitaires, il vous suffira de regarder autour de vous : combien de collègues font, aujourd’hui, une histoire qui pourrait de près ou de loin, être qualifiée d’histoire quantitative ? Quelle est la place dans les maquettes de vos Licence en histoire, de l’enseignement des méthodes quantitatives ?
Certes, un timide retour en grâce est à l’oeuvre depuis plusieurs années et l’on est probablement plus dans la situation dans laquelle se trouvait Bernard Lepetit lorsqu’il écrivait, en 1989, que « le doute [s’était] répandu quant à la capacité du chiffre à rendre compte des comportements les plus fondamentaux » (Lepetit, 1989 : 192) – mais les envolées lyriques d’une partie des historien·ne·s quantitativistes ont sans aucun doute conduit nombre de leurs collègues et étudiants à rejeter en bloc toute approche de ce type.
Faites maintenant une petite expérience, remplacez, dans toutes les citations précédentes, « quantitatif » par « humanités numériques ». Il y a des chances que cela vous rappelle des déclarations réellement entendues de collègues impliqués d’une façon ou d’une autre dans le mouvement des « humanités numériques ». En tous les cas, il me semble que cela devrait nous mettre en garde : gardons-nous de suivre le même chemin que l’histoire quantitative…
Formations et retours d’expériences sont plus efficaces que les injonctions
Pour autant, il est vrai que le refus, par certains étudiants et collègues, de toute prise en considération de nouveaux outils, que ce soit pour leurs propres pratiques ou en signalant tout le dédain qu’ils ressentent à l’observation de celles des autres peut être décourageant… Mais alors, que faire ?
Plus que par les injonctions péremptoires, c’est la démonstration et les retours d’expériences qui convaincront les collègues. Plus que des formations purement « techniques », ce sont des enseignements intégrant approche disciplinaire, historiographique et outils numériques qui convaincront les étudiant·e·s les moins réceptifs.
Deux exemples personnels m’en ont convaincu et me semblent attester la pertinence de cette démarche.
En mai 2015, auditionné pour le poste que j’occupe à l’université de Lille, un·e des membres du comité de sélection m’avait posé la question suivante (la citation, de mémoire, n’est certainement pas absolument fidèle…) :
tout ça c’est très bien, mais comment ferez-vous pour face à des collègues récalcitrants, qui ne veulent pas utiliser les outils numériques dans leurs travaux ? comment allez-vous les convaincre ?
Ce sont deux expériences d’enseignement antérieures qui ont guidé ma réponse.
La première concerne Zotero et l’effet « woaw » qu’avec Franziska nous obtenions à chaque fois que nous montrions Zotero à des doctorants ou à des chercheurs en poste. En partant d’expériences que nous avions toutes et tous vécues : de l’envoi d’une petite bibliographie thématique à un ou une étudiante à la nécessité de revoir toutes les normes de citations d’un article en passant du format note au format auteur-date. Que ces opérations puissent être effectuées en quelques secondes entraînait toujours cet effet « waow ». Est-ce que pour autant tous nos auditoires se sont mis immédiatement à Zotero ? Bien sûr que non. Parmi les chercheurs expérimentés, il me semble que le cas de figure que j’ai le plus rencontré c’est celui de collègues nous indiquant qu’ils et elles y passeraient au moment de l’hdr. Est-ce un échec ? Pas du tout à mon avis, d’autant plus que, côté profs, l’effet qui suivait généralement toujours l’effet « waow » c’était « il faut absolument que nos masterants et doctorants soient formés à cet outil le plus tôt possible ». Pas parce que l’on n’est pas un ou une vraie historienne si l’on utilise Zotero, mais parce qu’un logiciel de ce type rend de nombreux services aux chercheurs et que l’on aurait tort de s’en priver !
La deuxième concerne l’usage du tableur et des méthodes quantitatives de base en histoire. J’enseigne l’usage de Calc/Excel aux étudiants en Licence depuis 2006. De telle sorte que le hasard a fait que, lorsque j’ai proposé à l’EHESS d’organiser le premier atelier d’initiation intensive à Excel en histoire (en bref : faire en 6h avec les M1 et M2 ce que je faisais en 24h à Paris 7), je me suis trouvé devant d’anciens étudiants de L2. À Paris 7, ils venaient en traînant des pieds à un enseignement de tronc commun obligatoire qui initiait les étudiants à l’usage du tableur en histoire économique et sociale. À l’EHESS, ils se sont inscrits à une formation facultative ne donnant lieu à strictement aucune validation. Voyant mon étonnement, leur réponse fut instructive : oui, mais là on en a besoin et on voit beaucoup mieux à quoi cela va nous servir !
Pour revenir au comité de 2015, ma réponse à la question fut la suivante (toujours de mémoire partielle…) :
Selon moi, la meilleure solution c’est de montrer comment les outils fonctionnent en partant des besoins des collègues. Certains sont récalcitrants mais quand ils voient que le coût d’entrée vaut vraiment la peine, ils s’y mettent…
Et trois ans plus tard, j’en suis toujours aussi convaincu. Je suis aussi, par ailleurs, convaincu du fait que nous ne réussirons pas à convaincre les étudiants et les collègues de l’intérêt des outils numériques en en faisant une sorte de spécialité à part.
Dé-ghettoïsons les enseignements « numériques » en histoire
Je suis, depuis longtemps, convaincu de la nécessité d’un ancrage disciplinaire de la formation numérique des étudiants : pour ne pas être dépendants des outils, pour se garder tant des envolées lyriques que des rejets dédaigneux, c’est en historiennes et historiens que nous devons appréhender les instruments informatiques et les ressources numériques à notre disposition.
Cela ne signifie pas que les UE/Modules/Formations numériques ne sont pas pertinentes bien sûr. Cela signifie surtout qu’elles ne sauraient être suffisantes. Cela me semble surtout plaider pour une véritable intégration de la formation aux outils numériques dans les enseignements historiques plus traditionnels.
Cessons par exemple de renvoyer la formation à l’usage des bases de données de revues et aux catalogues de bibliothèques aux cours d’ « outils numériques » pour les intégrer à nos enseignements de méthodologie ou à nos TD associés aux enseignements sous-disciplinaire.
Ne limitons pas l’initiation des étudiant·e·s au tableur et aux statistiques descriptives, aux bases de données et à toutes autres méthodes quantitatives à des enseignements spécialisés, mais concertons-nous pour que les étudiants puissent toujours mobiliser ces approches dans leurs enseignements disciplinaires et thématiques. Que ce soit en mobilisant directement les méthodes quantitatives ou, au moins, en leur donnant à analyser des données chiffrées, des représentations graphiques, etc.
Et enfin, et surtout, faisons toujours primer les démarches méthodologiques et historiographiques sur tout le reste. L’apprentissage de logiciels spécifiques doit être la conséquence d’un choix pédagogique et scientifique et non l’inverse.
Crédit image de une : Digital Humanities 2014
DH 2014, Lausanne, Switzerland | en cc sur Flickr by Craig Bellamy https://www.flickr.com/photos/milkbarmilkbar/14578927449/
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