Le 19 novembre 2014, Bruno Latour donna l’une des conférences « d’un très très haut niveau » [0’26’’] organisées à la BnF grâce au soutien de la Fondation del Duca – Institut de France. Intitulée « Ce que le numérique fait aux humanités », cette conférence a été enregistrée en vidéo et re-circule aujourd’hui sur les médias sociaux grâce à sa rediffusion sur les réseaux par France Culture Plus – excellent site que je vous recommande vivement par ailleurs.
En voici la présentation sur le site de FCPlus :
« L’impact du numérique sur le travail intellectuel a donné naissance à un domaine d’expérimentation multiple qu’on appelle les « humanités numériques ». Bruno Latour a participé de plusieurs manières à ces expérimentations notamment par la création du médialab de Sciences Po, mais aussi par un programme de recherche collaboratif, « Enquête sur les modes d’existence », qui allie un site web modesofexistence.org avec un livre papier. Il présente ici quelques pistes de réflexion sur les mutations que le numérique engendre pour les humanités et les sciences sociales.«
Notons-le d’emblée, cette conférence n’est pas inintéressante. Je vous recommande en particulier les passages concernant la re-matérialisation des œuvres d’art à travers le cas des Nozze di Cana de Véronèse (voir aussi ici et là). Le concept de « numérisation » des œuvres y prend une forme stupéfiante. De même, le passage de l’introduction qui rappelle la matérialité du cloud ou du « numérique » en règle générale (en termes de consommation d’énergie notamment) est tout à fait salutaire.
À mon sens, cette conférence n’en pose pas moins problème. D’autant que l’on peut, sans trop risquer de se tromper, considérer que beaucoup de personnes intéressées se limiteront au visionnage de cette vidéo pour comprendre ce que sont les humanités numériques, tandis que certains étudiants ou chercheurs, face à l’autorité d’une figure intellectuelle telle que celle de Bruno Latour, pourraient – il y a des précédents – perdre tout esprit critique.
En effet, à travers l’un des trois exemples choisis pour étudier « l’impact » du numérique sur les humanités, cette conférence véhicule un certain nombre d’approximations d’un degré assez étonnant de la part d’un sociologue. Cet exemple est celui du projet EME pour « enquête sur les modes d’existence » (à partir de [20’00’’] dans la vidéo). Si vous ne connaissez pas ce projet, je vous recommande la recension d’Arnaud Saint-Martin parue dans Sociologie .
Ce projet vise à étudier, par l’expérience, ce que « le numérique fait à la lecture savante » [20’21’’]. À l’occasion de la présentation de l’enquête et de la conception de son dispositif, dont l’objectif est de donner une idée de « qu’est-ce que ça peut devenir le livre numérique » [22’40’’] les poncifs se multiplient :
- [24’00’’] Le format epub est résumé ici à « cette horreur que l’on appelle le Kindle » : vous y avez une « typographie atroce » (rappelons ici que types et taille de police, marges et interligne sont modifiables sur tous ou presque tous les appareils du marché) ; le livre « se balade dans tous les sens quand vous commencez à le bouger » (là, j’imagine que l’on est plus dans la confusion Kindle/epub mais dans la confusion liseuse type Kindle et tablette dont on aurait pas encore découvert qu’il est possible de l’empêcher de faire basculer l’affichage portrait/paysage en cas de mouvement…) ; tandis qu’il serait impossible de « l’imprimer et de le copier librement » (ici, il faut savoir qu’il existe effectivement, du fait des DRM Adobe adoptés par la plupart des grands éditeurs commerciaux – pas par La Découverte, éditeur du projet EME, qui protège ses ebook par tatouage et non par DRM (cf. commentaires) – de véritables limites à la copie personnelle des fichiers – sur plusieurs appareils fixes et mobiles par exemple – et à l’impression. Néanmoins, d’une part il n’est pas totalement impossible de contourner ces obstacles, mais surtout, on se trouve ici face à un effet d’une politique commerciale qui n’a strictement rien à voir avec une limite du format numérique. Des éditeurs littéraires ou scientifiques ont fait le choix de ne pas utiliser ce type de DRM : je citerais ici par exemple Publie.net, E-fraction ou OpenEdition). Bref, « pour quelqu’un qui est amoureux du livre, Kindle c’est vraiment l’horreur absolue. Donc on a voulu faire quelque chose qui est absolument le contraire, un livre qui est exactement le même sur papier et sur le site modes of existance, c’est à dire même pagination et même typographie » [24’25’’]
- [25’50’’] Le site est gratuit mais il faut s’inscrire, c’est un « espace clos ». Pour B. Latour, « cela a un avantage, c’est que l’on est protégé contre cette espèce de panique » qu’il éprouve sur le web et suppose que nous éprouvons tous : « au bout de trois clics vous ne savez plus du tout où vous en êtes, dans des sites néo-nazis ou pornographiques, vous ne savez plus du tout où vous en êtes et ensuite pour retrouver votre livre savant de philosophie aristotélicienne dans lequel vous avez commencé, vous êtes perdu. Donc on a décidé au contraire de faire un site fermé ». Ici, une fois que l’on a repris ses esprits, on s’interroge : soit l’orateur invente totalement ce qu’il vient de dire et en réalité il ne fréquente pas les publications scientifiques en ligne en accès ouvert (sur Gallica, Cairn ou OpenEdition par exemple) ; soit « philosophie aristotélicienne » est un nouveau nom de code pour certaines publications nazis-SM du deep web. Suivez ici par exemple l’un des liens précédents : tentez le coup à partir de l’une de ces recherches sur « philosophie aristotélicienne », cliquez trois fois… Relativement actif en ligne, il ne m’est jamais arrivé de me retrouver sur un site prono ou nazi à partir d’une publication numérique qui, initialement, ne portait pas sur l’un des deux sujets.
- [26’15’’] « Donc on a décidé au contraire de faire un site fermé et d’interdire absolument l’horreur du numérique, c’est à dire le commentaire« . Ici, Bruno Latour résume les commentaires en lignes à ceux des articles publiés dans les journaux où, sans conteste, un certain nombre de lecteurs n’hésitent pas à insulter les auteurs, troller, etc. S’arrêter là, c’est toutefois faire preuve d’une méconnaissance assez incroyable de ce que sont les échanges permis par les publications scientifiques en ligne. En outre, l’orateur ajoute qu’il a été mis en place un système « pour éviter le commentaire sans éviter les contributions » : un « rapport assez complexe, exagérément complexe, pour avoir des contributions qui sont donc éditées par le staff du projet EME, donc on envoie, non pas une contribution en disant c’est crétin, stupide etc. mais on envoie une proposition » et, si « le staff » trouve cette proposition utile « elle est intégrée aux contributions, avec l’idée que toutes ces contributions permettront de réécrire le livre original ». Tout utilisateur d’un blog, scientifique ou pas, sur Hypothèses ou ailleurs, aura reconnu le principe de la modération a priori des commentaires…
- Pour finir, dans le même passage, l’orateur évoque le choix qui a été fait de publier la version papier du livre sans aucun appareil critique (notes, glossaire, index…) et de renvoyer pour cela les lectrices et lecteurs au site. Il explique ensuite, à propos de la documentation complémentaires (PDF, vidéos, photos, etc.) dans les notes, que celle-ci a été mise en ligne de façon à ce qu’il ne soit pas possible de sortir de l’ensemble que constitue la plateforme du livre et donc de « retrouver l’élément de clôture nécessaire au travail intellectuel mais avec les avantages des sites numériques » [28’40’’]. Ici, je pense que cette phrase se suffit à elle-même, résumant peut-être involontairement un rapport de l’orateur aux nouvelles formes d’écriture et de lecture en ligne, en opposition totale à ce qui me semble pourtant en constituer l’un des apports fondamentaux : l’ouverture, par l’hypertexte, par les échanges, le dialogue, etc.
Voici donc une bien étrange lecture de « ce que le numérique fait aux humanités », en tous cas, une lecture pas assez informée des innovations à l’œuvre, parfois depuis pas mal d’années déjà…
Sans être exhaustif, je recommanderais donc ici quelques lectures/visionnages au lectrices et aux lecteurs de ce billet qui ne souhaiteraient pas s’arrêter à cette vision des transformations de l’écriture et de la lecture par « le numérique ».
D’un point de vue général, sur ce que « le numérique fait aux humanités », on gagnera vraiment à compléter la conférence de Bruno Latour par celle d’ Aurélien Berra (@aurelberra), « faire des humanités numériques » :
Vous pouvez en lire une version remaniée dans le Read/Write Book. 2 : introduction aux humanités numériques
À l’invitation de son auteur, vous pourrez même éventuellement échanger avec lui à ce propos grâce à cette « horreur absolue » que seraient les commentaires. Ne paniquez pas par ailleurs en cliquant sur les liens du billet d’Aurélien Berra, je les ai testés, aucun ne renvoie à un site néonazi ou pornographique (ni même nazipornographique).
Sur la dimension conversationnelle des écritures en ligne, à travers les blogs scientifiques notamment, je vous recommande les publications de Marin Dacos (@marindacos) et Pierre Mounier (@piotrr70). Leur chapitre paru dans le tome 2 des Lieux de savoir par exemple, intitulé « Les carnets de recherche en ligne, espace d’une conversation scientifique décentrée« . Plus généralement, la lecture de leur « repères » sur L’édition électronique vous en apprendra beaucoup plus que les quelques minutes commentées supra.
Pour un aperçu des innovations à l’œuvre en « écrilecture sur le web » voir le programme d’un séminaire désormais achevé qui a eu lieu cette année : « Outils d’écrilecture augmentée sur le web pour les communautés scientifiques » (voir l’argumentaire de la séance inaugurale). Vous trouverez aussi des choses extrêmement intéressantes du côté des travaux de Johanna Daniel (@peccadille) et de Marc Jahjah (@marc_jahjah) sur les outils d’annotation et l’écriture connectée ou encore de Cécile Arènes (@carenes) sur les « nouveaux modes de communication de la recherche aujourd’hui« .
Sur une conception diamétralement opposée à celle énoncée par B. Latour en terme d’ouverture et de dialogue scientifiques, voir Technologies discursives, carnet de Marie-Anne Paveau (@mapav8) qui accompagne l’écriture d’un dictionnaire de l’analyse du discours numérique (ADN).
Enfin, au-delà des sciences sociales, je vous recommande plus que vivement les travaux de François Bon (@fbon), qui vous aideront vraiment à comprendre ce que le numérique fait, non seulement au livre, mais plus globalement à l’écriture. Allez donc jeter un œil et éventuellement soutenir Le tiers livre dans son ensemble, les plus pressés pourront passer par les mots clés du groupe « web et numérique » du site.
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Crédit image de une : Would you read like this? by Ken-ichi Ueda en cc sur Flickr
>>>>>>>>>>>>>>>>ici, il faut savoir qu’il existe effectivement, du fait des DRM Adobe adoptés par la plupart des grands éditeurs commerciaux, comme La Découverte>>>>>>>>>
Faux. La Découverte est précisément l’un des seuls « grands éditeurs » (avec Minuit) qui vend ses epub sans DRM et a opté pour la protection par tatouage.
Merci pour l’info. Effectivement, La Découverte est bien l’un des seuls à le faire. Je corrige le billet.
Bonjour
Permettez moi de vous signaler signale sur le site ci-dessus la manifestation HumaN’Doc 2015 organisée par le SCD de l’Université Paris Sorbonne en partenariat avec la BnF à destination des étudiants de M2 et doctorants en LSHS en novembre dernier .
Objectifs : « Vous élaborez ou vous avez engagé votre projet de recherche, et sa dimension numérique vous apparaît plus nettement : concrètement,comment se servir des humanités numériques ? Comment construire son réseau d’informations et de contacts, comprendre et anticiper les évolutions, imaginer les applications pour la société civile ?
Rencontrez les femmes et les hommes qui font les humanités numériques
à l’Université.
Découvrez les environnements documentaires et éditoriaux à connaître pour développer vos compétences. »
Vous trouverez sur
https://www.youtube.com/playlist?list=PLqc–pU-zeXlWGabTP39u4K7t6UBB4djt
les vidéos des interventions et notamment la brillante introduction de F. Clavert. Bonne lecture.