par Sébastien Poublanc *
Historien. s. m. Celuy qui escrit l’histoire, ou une histoire. Bon historien. historien digne de foy. fidelle historien. les historiens modernes. historien contemporain. escrire en historien.
Dictionnaire de l'Académie française, Première Édition (1694)
La notion d’écrire l’histoire est bien ancrée dans la profession d’historien : elle possède ses codes, ses usages, ses représentations ; elle n’est pas seulement une technique (annonce de plan, citation, notes en bas de page), elle est aussi un choix (1). Or, si l’écriture de l’histoire est une réalité indiscutable, les conditions techniques dans lesquelles elle s’effectue ne sont guère étudiées. Celles-ci constituent pourtant un paradigme influençant la façon dont le chercheur perçoit la réalité et réagit à cette perception.
Combattre une représentation désuète
L’idée d’étudier les conditions techniques précédant le processus d’écriture a initialement germé sur Twitter. Elle naît d’un constat : l’image traditionnelle de l’historien ne correspond pas à nos pratiques réelles.
Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à rechercher « historien » dans un moteur de recherche. Dans google.fr, le moteur de recherche le plus consulté en France, la première image à apparaître est celle du père Jacques Monet aux mains gantées de blanc ; sa dextre transcrit sur une simple feuille le manuscrit que tient sa senestre. Point d’ordinateur dans sa représentation : intemporel, l’historien est mis en scène comme un chercheur du siècle dernier, comme un plumitif correspondant à l’image traditionnelle.
Pourtant, travaille-t-on au XXIe siècle de la même manière qu’au siècle précédent ? Non, bien sûr. Posons la question différemment : qu’est-ce qui a changé sous nos yeux, pendant que nous menions nos recherches ? Serait-ce la méthode ? Les différentes écoles historiques ont amené leurs lots d’objets d’étude ; elles ont surtout suscité la création et l’utilisation d’outils toujours plus perfectionnés : des logiciels de bases de données (Acces, Filemaker…), de bibliographie (Endnote, Zotero…), en passant par les systèmes d’informations géographiques empruntés aux géographes (Arc Gis, QGIS…) et les logiciels d’analyses de réseaux sociaux (R, Pajek…). Ces applications battent en brèche la représentation désuète de l’historien armé de son seul crayon à papier et de ses notes qui hante la mémoire collective(2).
Un dispositif de son temps ?
L’irruption des outils numériques n’a toutefois pas eu vocation à réinventer la roue : une base de données sous Filemaker n’est guère différente dans sa conception des anciennes fiches patiemment rédigées et reliées entre elles par un index ; de la même manière, les fonds d’archives et les bibliothèques demeurent nos principaux réservoirs d’histoire, et l’écriture permet de diffuser encore nos recherches.
Le processus de rédaction en lui-même n’a guère changé : il est toujours nécessaire d’être attablé à un bureau pour écrire. Seul l’instrument a changé, l’ordinateur couplé à internet remplaçant l’antique Olivetti, et auparavant, le stylo ou la plume .
Si la table à écrire n’a pas bougé, qu’en est-il de son contenu ? En tant que support de nos outils, garante de notre travail, n’est-elle pas représentative de notre manière de faire de l’histoire ? Dans ces conditions, étudier le meuble et son contenu permet de dresser le portrait de l’historien ancré dans son siècle.
L’historien en son lutrin
Grand dévoreur d’archives par essence, écrivain par définition, l’historien ne peut être cantonné à un seul espace de travail : dépôts d’archives, bibliothèques, bureaux à l’université ou chez soi, sont autant de lieux nécessitant un appareillage différent pour répondre à ses pratiques. Il convient donc de distinguer le bureau statique de celui utilisé en situation de mobilité, et d’analyser les outils qui permettent de lier les deux.
Le dispositif présenté ci-dessous est conçu pour répondre à mes problématiques de recherche et à une ergonomie qui m’est propre ; il ne constitue donc pas une finalité en soi, chacun créant son propre environnement en fonction de ses usages, de ses besoins et de leurs évolutions. Gageons toutefois que plusieurs éléments présentés ici peuvent répondre à des problématiques communes.
Le bureau, cette fabrique de l’Histoire
Tel est le cas du double écran : élément essentiel du bureau, il fonctionne en étroite symbiose avec l’appareil photo numérique. Doublant l’espace dévolu au travail, il permet de convertir l’un des deux écrans en liseuse numérique. L’écran situé en face de moi est par exemple dévolu à la lecture des photographies – archives, mais aussi articles en PDF ou ouvrages photographiés à la bibliothèque – tandis que l’écran secondaire situé à ma droite contient ma base de données remplie au fur et à mesure de ma lecture. L’ensemble permet un gain de temps et d’espace : aux couteuses photocopies, l’ordinateur substitue le classement des photographies et évite la perte toujours possible de documents papiers.
Encore faut-il pour cela créer un écosystème numérique suffisamment redondant pour garantir l’intégrité des données face aux fausses manœuvres, imprévus et autres bugs. Grâce à la fonctionnalité Time Machine d’Apple, tous mes documents sont sauvegardés automatiquement une première fois sur un disque dur wifi dédié (3). Dans le même temps, une sauvegarde manuelle est effectuée sur un disque dur externe ne quittant jamais mon sac. Cette copie complète la sauvegarde mensuelle déposée chez un tiers pour éviter tous imprévus. Enfin, les documents de travail sont déposés dans un dossier Dropbox : le service synchronise immédiatement l’ensemble des documents et permet d’y accéder à partir de n’importe quel ordinateur. Hébergés dans le cloud, les données sont virtuellement inexpugnables.
Un mot enfin sur la multiplication des stations de travail : ordinateur fixe chez soi, ordinateur portable en mobilité, voire ordinateur au laboratoire… La démocratisation de l’informatique facilite l’utilisation de plusieurs machines. Chacune se voit alors dédiée un rôle particulier :
- Les ordinateurs fixes, réputés plus puissants, subissent les longues séances de travail, notamment de dépouillement et de rédaction. Ce choix est facilité par la position haute de l’écran qui soulage la posture corporelle et permet de travailler dans la durée.
- Les ordinateurs portables héritent quant à eux des tâches à effectuer en situation de mobilité : articles dans le train, prises de notes en séminaire, base de données aux archives…
Dernièrement, un petit dernier a rejoint mon appareillage d’historien numérique : une tablette (ici, un iPad mini). Loin d’être la panacée pour l’écriture – même pourvu d’un clavier – l’idevice révèle toute sa puissance lors de la lecture d’articles téléchargés sur Cairn, Persée, Gallica etc. Il est possible d’annoter et de surligner le fichier numérique, comme avec un article imprimé. Dans le même temps, Dropbox crée une passerelle entre ordinateurs distants : enrichit de notes, l’article peut alors être lié à un logiciel de bibliographie, être utilisé sur un écran pour récupérer les citations intéressantes et faire des recherches plein texte.
La pratique des archives
Derrière la dématérialisation des archives, une autre pratique – plus nomade – se distingue. Une fois passés les premiers émois de l’historien face à un fonds d’archive inconnu, un processus plus « automatique » se met en place : la photographie systématique des archives intéressantes, voire de celles susceptibles de l’être (4). La souplesse procurée par l’appareil photo numérique permet de constituer rapidement de larges corpus numériques : le dépôt d’archive n’est alors plus le lieu d’étude et d’analyse des documents, mais devient au contraire un espace de consultation (5). Le processus ne s’effectue pas sans peine : debout, légèrement penché en avant pour photographier les archives, l’historien adopte une position statique maintenue pendant plusieurs heures. Afin de réduire au maximum les tensions, il convient de se munir d’un trépied doté d’un plateau pour fixer l’appareil photo au-dessus du document.
Autre élément de la panoplie de l’historien « nomadonumerique », le disque dur portable évoqué plus haut : outre la sauvegarde des données, le disque permet aussi de pallier le faible stockage des ultraportables, toujours à cours de gigas. Dernier élément testé, mais pas forcément adopté : le stylo-scanner. Grâce à un logiciel d’OCR (Optical Character Recognition), les textes scannés, les caractères reconnus et directement déposés dans Word ou Zotero, facilitant ainsi la création de fiches bibliographiques (6).
L’ensemble de ces équipements numériques ne doit pas faire oublier deux outils importants : le stylo et le carnet, éléments indispensables de ma panoplie d’historien. Ils me sont essentiels pour prendre des notes à la volée, réfléchir au plan d’un article ou se rappeler d’une information. Des outils comme Evernote peuvent être envisagés pour s’en affranchir, mais seule l’écriture permet de conserver rapidement la trace du processus de recherche. Ces écritures ordinaires rendent ainsi compte d’un questionnement et font état d’une science en train de se faire (voir à ce propos l’article de Muriel Lefebvre, Les écritures ordinaires de la recherche).
Pour moi, l’historien contemporain est un acteur utilisant – par choix ou par contrainte – un dispositif matériel efficace. Et si un outil devait représenter la pratique historique, ce serait le sac à dos dans lequel s’entassent tous les outils précédents. Et vous, quelles sont vos pratiques (7) ?
Notes :
(1) Pour la question de l’écriture en histoire, voir JABLONKA Ivan, L’histoire est une littérature contemporaine: manifeste pour les sciences sociales, Paris, France, Seuil, 2014
(2) DELALANDE Nicolas et VINCENT Julien, « Portrait de l’historien-ne en cyborg », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2011, vol. 58-4, no 5, p. 6.
(3) Time Machine offre une sauvegarde automatisée de l’ensemble de l’ordinateur. Une nouvelle sauvegarde est effectuée chaque heure à partir des seuls documents modifiés. L’ensemble permet de remonter plusieurs mois en arrière et garantit ainsi une forte souplesse face aux fausses manipulations
(4) La pratique varie selon les dépôts d’archives et les politiques de conservation
(5) Le séjour dans un dépôt est d’autant plus court que ces derniers sont bien souvent dépourvus de réseau wifi public, et ne permettent donc pas d’accéder à d’autres bases de données d’archives. Notons tout de même qu’avec l’avènement des smartphones et autres tablettes, il est désormais possible de dériver sa connexion web cellulaire vers son ordinateur
(6) Il convient toutefois de relativiser l’intérêt de ce scanner : en fonction des conditions d’éclairage, de la qualité typographique du texte, la reconnaissance de caractères est plus ou moins efficace
(7) Question particulièrement posée à la twittosphère
*L’invité de la boîte à outils :
Sébastien PoublancDocteur en histoire moderne au sein du laboratoire Framespa de Toulouse sur Compter les arbres. Une histoire des forêts méridionales à l’époque moderne (sous direction de Sylvie Mouysset et Jérôme Buridant).
Chargé de médiation en Humanités numériques au labex Structuration des Mondes Sociaux. Rédacteur en chef adjoint du magazine Mondes Sociaux Blogue sur http://dighistory.hypotheses.org/ Tweet sous le pseudonyme d’@HistorieNumeriq
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Les stylos-scanners ou scannettes sont interdites dans les salles de lecture d’archives.
En ce qui me concerne, ipad (et sauvegarde instantanée sur le cloud) pour prendre des photographies avec l’indispensable petit papier dépassant stratégiquement du document photographie, indiquant la cote du document, et l’indispensable Zotero qui au préalable de la visite physique dans le dépôt d’archive reçoit l’arborescence complète de l’inventaire du fonds, qu’il ne reste plus qu’à utiliser sur place pour la prise de note. La version « Standalone » de Zotero trouve donc son intérêt lorsqu’aucune connexion wifi n’est disponible…